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se déplacer au pays de l'apartheid

Vers la fin du mois de mai, je me suis portée volontaire pour participer à des actions de solidarité avec les Palestinien.nes victimes d'expulsion, de harcèlement et de nettoyage ethnique. Il y avait quelques zones sensibles à l'époque, notamment Jérusalem-Est occupée/al-Quds, al-Khalil/Hébron et la vallée du Jourdain.

J'ai opté pour les collines du sud de Hébron, car je pensais pouvoir me sentir en affinité avec les agriculteurs. La vallée du Jourdain était exclue : Je venais de passer deux semaines à Ariha/Jéricho et les températures avaient largement dépassé les trente degrés et, malgré tout ce que j'essaie de faire croire, je suis une Écossaise pur-souche  et je tiens pas bien la route à ces températures-là.

Les gens d'al-Quds réclamaient des activistes expérimentés en matière de politique et de médias, ce qui n'est pas vraiment mon cas. Je croyais que mon bons sens paysan et mes quelques mots d'arabe conviendraient à un séjour dans une communauté rurale.

Le plan était de se rendre à at-Tuwani, un village plus important, juste en dehors de la zone de tir active, puis peut-être de se rendre à Khallet-ad-Dab'a - dans la zone de tir et régulièrement la cible de démolitions de l'armée et d'attaques de colons.

Avant de partir, je n'avais pas d'idée très précise sur la région de de Masafer Yatta. J'imaginais vaguement des bâtiments délabrés en tôle ondulée. Des militants  français m'avaient dit qu'il y faisait un froid désagréable en hiver et que c'était un endroit assez rude. En y repensant, cette image correspond davantage à des structures de vie bédouines qu'à des agriculteurs sédentaires comme la population de Masafer Yatta. J'ai probablement été inconsciemment influencé par le récit qui dépeint la région comme inhabitée et les bergers comme des nomades.

Choisir la destination était une chose, s'y rendre en était une autre.

Ma co-équipière et moi-même devions emprunter les transports publics depuis Ramallah. Cela signifiait prendre un taxi de service (appelé "servees") et passer par al-Quds, Bethléem, al-Khalil et Yatta. Avec un peu de chance, nous arrivions directement à al-Khalil, voire à Yatta. Si cela s'avérait nécessaire, nous nous rendrions à Azariya, à la périphérie d'al-Quds, et nous essaierions de trouver une servee pour la suite du voyage. Pour le trajet Yatta - Tuwani, nous avions quelques numéros de téléphone de chauffeurs qui prenaient des passagers... Nous devions peut-être marcher un peu.

Nous nous attendions à ce que ce voyage dure environ trois ou quatre heures. La distance est d'environ 60 km à vol d'oiseau. Non, ce n'est pas une faute de frappe : soixante.


La ville de Yatta compte environ cent mille habitants, m'a-t-on dit. Ce n'est pas vraiment le fin-fond de la cambrousse....

Je l'ai déjà expliqué, les Palestiniens n'ont pas accès à des infrastructures dignes de ce nom. La ségrégation du réseau routier dans les territoires palestiniens occupés ralentit les déplacements de deux manières principales. D'une part, de manière évidente, en raison des points de contrôle et des fermetures occasionnelles et aléatoires ; d'autre part, de manière moins visible, parce que les routes sont construites pour permettre les déplacements entre les points sous contrôle israélien - entre les colonies et les villes israéliennes.

Après avoir acheté quelques rations de survie - dans mon cas, il s'agissait de fruits et de tomates, de café instantané et de petits pains sucrés pour l'indispensable petit-déjeuner - nous nous sommes dirigées vers la station de taxis et nous sommes mises à la recherche d'un servees. À force d'échanger des politesses avec les différents types qui traînaient là la, buvant du café et faisant des pauses cigarettes, nous avons eu une piste : il semblait que l'oncle de quelqu'un devait se rendre à Yatta. Nous avons bavardé, attendu un peu, bavardé encore. Au moment où nous pensions qu'il nous faudrait aller à Al-Khalil et essayer de trouver un service de là, nous avons eu un coup de chance.  L'oncle avait trouvé un groupe de jeunes ouvriers qui rentraient chez eux à Yatta pour le week-end. Le servees était plein et nous pouvions partir tout de suite.  Facile !

(Note culturelle : les taxis collectifs n'ont pas d'horaire fixe. Ils partent lorsque toutes les places sont occupées. Cela signifie qu'il faut être au moins six ou huit personnes visant la même destination.  Si vous êtes pressé, le chauffeur peut vous proposer de payer le prix des passagers manquants.

Grâce à ce système, vous pouvez voyager assez facilement entre Ariha et Ramallah, en partageant votre taxi avec des étudiants qui se rendent à l'université de Bir Zeit. En revanche, il est plus compliqué de se rendre à Bethléem et d'en revenir, car il s'agit avant tout d'une destination touristique, et l'attente peut durer plus d'une heure).

Nous sommes donc partis. On n'a pas discuté entre voyageurs. Nos compagnons de voyage ne parlaient pas anglais, contrairement aux personnes qu'une étrangère rencontre habituellement dans la ville cosmopolite de  Ramallah. Au bout d'une heure ou deux, il y a eu une halte ; je pense que nous étions à la périphérie de Bethléem. Il y avait un café au bord de la route avec des toilettes et des sandwichs. Nous avons compris que les gars allaient déjeuner. Non, pas de menu. J'ai regardé attentivement le contenu de l'énorme marmite posée sur la cuisinière. Des morceaux lisses, brillants et foncés  flottaient dans une sauce épaisse. Rien à voir avec la nourriture de rue vendue dans les rues touristiques des villes.


Ma partenaire scandinave avait fait des excès la veille, profitant pleinement des commodités occidentales disponibles dans la grande ville, avant de se soumettre aux rigueurs d'un Tuwani sans alcool. Pour ma part, j'avais pris un petit-déjeuner copieux, nous pensions donc toutes les deux que nous allions passer sur ce qui mijotait dans cette casserole. Mais nous n'avions pas compté sur l'hospitalité arabe. Les gars nous ont offert des boissons gazeuses et des sandwichs épais. Je m'enorgueillis de manger n'importe quoi, et il aurait été grossier de refuser, alors j'ai mâché cette spécialité locale tout en essayant de comprendre ce que c'était. Ils m'ont dit : "Fishash". Le cuisinier a fait des gestes emphatiques pour montrer son ventre arrondi. J'ai demandé si c'était du "kibde" (foie) et ils ont répondu oui, et quelque chose d'autre, peut-être du cœur ? En tout cas, c'est délicieux et ça change des kébabs que l'on trouve à tous les coins de rue. Ma collègue a eu du mal à s'y faire, sa misère est apparente ! Un quart de kilo d'abats parfumés n'est pas l'en-cas idéal quand on a la gueule de bois.

Nous avons terminé nos déjeuners dans la camionnette, qui tanguait et balançant en fonçant sur le terrain vallonné. L'une d'entre nous avait du mal à apprécier le paysage. Lorsque nous sommes arrivés à Yatta, les gars ont commencé à nous demander où nous allions. Lorsqu'ils ont compris que nous n'avions pas de moyen de transport pour Tuwani, ils ont passé des coups de fil. Le plus âgé du groupe a dit : "Je vous emmène". Nous sommes déscendus et avons payé le chauffeur dans un quartier résidentiel tranquille de Yatta. 5 minutes plus tard, un adolescent arriva en trombe dans une voiture déglinguée. Nous sommes repartis, sans climatisation cette fois, dans un air chargé de fumée de cigarette.


Peu après avoir quitté l'agglomération, nous nous sommes arrêtés pour la première fois à côté d'une camionnette garée au bord de la route. Un morceau de carton indiquait les prix et un pistolet improvisé distribuait de l'essence à partir de jerrycans. Les taxes et les accises ne font pas partie de la culture du Moyen-Orient, d'après ce que j'ai compris. La nature artisanale de la transaction à la camionnette signifiait que les vapeurs d'essence rejoignaient la fumée de cigarette dans notre voiture. À ce stade, ma compagne respirait bruyamment, les yeux fermés.

On atteint Tuwani par une route cahoteuse et poussiéreuse. L'expérience des bosses et des nids-de-poule n 'est pas anodin, car en Palestine, les ceintures de sécurité ne sont utilisées qu'aux checkpoints. (Les voitures bien équipées sont dotées de gadgets qui bloquent ce bip sonore gênant que la voiture émet lorsque vous ne portez pas votre ceinture de sécurité).


Notre assistant et son compagnon nous ont déposés juste devant la maison d'hôtes de Tuwani, refusant toute forme de paiement ou de contribution aux frais d'essence. J'ai fait l'expérience de ce genre de générosité à plusieurs reprises en Palestine et en Jordanie, et j'ai l'impression d'avoir engrangé des dettes .


La journée s'est terminée avec une membre de notre équipe qui partageait ton temps entre sa couchette et la salle de bain, et l'autre qui s'est régalée d'un dîner familial de ....fishash !


En discutant avec d'autres personnes, arrivées après nous au guesthouse, j'ai appris qu'il y avait un bus rapide long courrier, qui relie Masafer Yatta à plein d'autres villes en Palestine Occupée.  Quitte à collaborer et à prendre les transports ségrégués de l'occupant,  en moins de deux heures, je pouvais me rendre n'importe où dans le pays.....

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